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Anthropologie des formules d’usage - La philosophie de St Thomas d’Aquin sous-tend notre langage quotidien

(Conférence donnée à l’Université Autonome de Barcelone, Département des Sciences de l’Antiquité et du Moyen Âge, 23-4-98)

 

Jean Lauand
Prof. Titular FEUSP
jeanlaua@usp.br

(Traduit de l’anglais par Guy Delaporte http://www.thomas-d-aquin.com)

 

Introduction

“Merci”, “Félicitations”, “Pardonne moi”, “Mon cher” et beaucoup d’autres formules courantes dans les relations de tous les jours – en anglais, en portugais et en d’autres langages – contiennent, pour l’étude philosophique de l’homme, de profondes vérités cachées.

Bien que l’usage quotidien tende à faire d’elles des formalités presque vides, ces expressions – à première vue si dénuées de toute implication –, concernent à l’origine des dimensions importantes de la réalité humaine.

La discussion méthodologico-thématique portant sur les formes de discours et l’anthropologie (en prenant Thomas d’Aquin pour guide) montre que ces formules de politesse courantes sont d’authentiques messages chiffrés, parfois surprenants à un très haut degré et pleins de sagesse… Comme le dit Isidore de Séville, sans l’étymologie, la réalité ne peut être connue, et avec elle, nous saisissons tout de suite la force d’expression des mots. [1]

Pour Thomas d’Aquin, les mots ont un potentiel d’expression plus grand qu’on ne l’imagine, aussi familiers nous soient-ils, aussi quasi-automatique que soit leur usage. D’où l’attention qu’il porte à la façon de parler, au contexte, aux subtilités des formules ordinaires, aussi bien dans son propre langage que dans celui des autres.

Quelques points méthodologiques

Quand la philosophie s’intéresse aux formes de discours, elle ne se perd pas dans l’accessoire, mais accomplit une tâche essentielle au plus haut point, quelque choses qui appartient au cœur de la réflexion philosophique. Car elle a toujours en tête que la vérité fondamentale, appuyée par l’anthropologie tant occidentale qu’orientale, que l’homme est essentiellement un être qui oublie ! [2] Et le discours usuel, le langage vivant de l’homme de la rue prouve si souvent qu’il est un vivier de grandes expériences généralement oubliées. Aussi, lorsque nous redécouvrons son contenu humain, nous devons accorder une profonde attention à ce dépôt.

Nous ne nous étonnerons donc pas de retrouver chez un penseur du calibre de Thomas d’Aquin, une philosophie consacrée à un haut degré aux formes de discours. Et il ne sera pas inutile de nous remettre à l’esprit quelques uns de ses principes méthodologiques.

1. Nos mots expriment souvent la réalité de manière fragmentaire – Thomas d’Aquin utilise le terme divisim. – car la réalité est complexe et surpasse de loin la capacité intellectuelle de l’homme. Incidemment, l’observation tout à fait pénétrante de l’expression : “aucun philosophe n’est jamais parvenu à expliquer l’essence d’une mouche” est de Thomas. Par opposition à Dieu , qui exprime tout en un seul Verbe, “nous sommes seulement capables de formuler nos découvertes par morceaux, au travers de mots nombreux et imparfaits”. [3]

2. Autre phénomène important, également lié aux limites de notre connaissance et de nos formules : ce qu’on pourrait appeler l’effet tournesol. Thomas d’Aquin l’élucide ainsi : “Tant que les principes essentiels des choses nous sont inconnus, très souvent, dans nos tâtonnements pour signifier ce qui est essentiel, nos définitions retiennent des aspects accidentel” [4] . Ainsi, par exemple, l’être entier de la fleur que nous appelons tournesol est exprimé par une seule caractéristique, accidentelle et secondaire, à savoir le l’héliotropisme.

3. Concernant cet effet tournesol Thomas d’Aquin remarque que fréquemment, pour chaque langue, il y a une caractéristique différente, un autre aspect ou un autre mode par lequel elle saisit chaque réalité qui se présente. Le même objet qui protège de la pluie (parapluie), produit une ombre légère (ombrelle). Comme le dit l’Aquinate, “des langues différentes expriment la même réalité de façons différentes” [5] .

“Merci” – les trois degrés de la gratitude

Nous avons dit que les limitations de la connaissance sont reflétées dans nos discours quotidiens : nous ne pouvons pas exprimer ce que sont les choses dans la mesure où nous ne savons pas ce qu’elles sont. Et d’un autre côté, un mot souligne très souvent un des nombreux aspects contenus dans une réalité donnée. Thomas d’Aquin écrit que la gratitude est une réalité humaine complexe (raison pour laquelle son expression verbale dans un langage donné est fragmentaire. Seul un aspect est relevé) : “La gratitude connaît plusieurs degrés. Le premier réside dans la reconnaissance (ut recognoscat) du bienfait reçu ; le second dans le remerciement (“grâce”, ut gratias agat) ; le troisième dans la contrepartie (ut retribuat) en fonction des moyens de chacun et des circonstances de temps et de lieu les plus opportunes” (IIa-IIae, 107, 2, c).

Cet enseignement, apparemment si simple, est perçu de façon différente dans les diverses langues pour exprimer le remerciement : chacune insiste sur un aspect de la réalité multiforme de la gratitude. Certaines le font au premier niveau en manifestement très clairement la reconnaissance d’un bienfait et c’est (comme le mot français reconnaissance) un vrai synonyme de gratitude. En ce sens, regardons l’étymologie du terme anglais thank (merci). Thank et to think (penser) sont un même mot à l’origine, et ceci n’est pas un hasard. L’ Oxford English Dictionary est assez clair dans sa définition étymologique : “le premier sens était donc thought (pensé)” [6] . Et pareillement, l’allemand zu danken (merci) tient son origine de zu denken (penser).

Tout ceci est bien évidemment aisé à comprendre, car tout le monde sait qu’une personne, consciente de la faveur à elle faite, est pleine de gratitude.

Il est reconnaissant, celui qui médite, mesure et considère la générosité de son bienfaiteur. Lorsque cela ne se manifeste pas, jaillit naturellement la plainte : “quel manque de considération !” [7] .

Ayant remarqué que le plus fort négatif est celui de l’ultime degré positif (la dernière rue à droite venant d’une direction est la même que la première à gauche en venant de la direction opposée), Thomas d’Aquin affirme que l’absence de reconnaissance, le dédain du bienfait est l’acte suprême d’ingratitude [8] . “Le malade inconscient de sa maladie n’accepte pas de remède” [9] .

Les termes arabes de remerciement shukran, shukran jazy-lan sont directement situés au second niveau : la louange du bienfaiteur et du bienfait reçu.

L’expression latine de la gratitude, gratias ago, et ses dérivés italien (grazie) et castillan (gracias) est assez complexe. Thomas d’Aquin dit (Ia-IIae, 110,1) que la racine, grace, connaît trois dimensions :

· Obtenir grâce, être dans les grâces de quelqu’un, obtenir sa faveur, être aimé de lui, et par là en tirer des bienfaits.

· Grâce signifie aussi un don, quelque chose donné gratuitement et sans retour, sans mérite de la part du bénéficiaire

· Reconnaissance, acte de remerciement de la part du bénéficiaire.

· Dans son traité du De Malo (9,1), Thomas d’Aquin ajoute un quatrième sens signifiant : gratias agere, remerciement. Il doit remercier, celui qui reçoit du bien d’autrui.

Dans tout ce que nous avons vu – l’expression de gratitude anglaise, allemande, française, castillane, latine ou arabe – le caractère profond de la formule portugaise obrigado (obligé) se démarque. Si charmante et unique, elle est la seule (avec le japonais arigatô) à parvenir sans l’ombre d’un doute au plus fort degré de gratitude dont parle Thomas d’Aquin, le troisième ( dans lequel, bien-entendu, sont inclus les deux niveaux antérieurs) : le niveau de l’ “obligation” (ob-ligatus), de la dette, du devoir de retour.

“Mon cher”

La richesse (et la précision) du vocabulaire vivant de quelque langage que ce soit pour un sujet déterminé montre la portée de l’intérêt qu’il y attache. Témoin par exemple l’incroyable profusion, au Brésil, de termes de football pour décrire une grande diversité d’activités pédestres. De la même façon, Thomas d’Aquin nous montre la distinction entre différents synonymes latin pour “amour”, du plus grand intérêt d’un point de vue d’anthropologie philosophique. Ainsi, en affirmant (in I Sent. d. 10, q.1, a.5, ex) que le Saint Esprit est amor, caritas ou dilectio du Père et du Fils, il ajoute qu’amor montre la simple disposition de l’affection pour l’aimé, tandis que dilectio (comme le montre l’étymologie) présuppose un choix et est donc rationel. Alors que caritas, l’objet de notre étude de ce thème, accentue la véhémence de l’amour (dilectio) car l’aimé est considéré au delà de tout prix (inquantum dilectum sub inaestimabili pretio habetur), dans le même sens où nous disons que les choses (le coût de la vie, les achats) sont chers (secundum quod res multi pretii carae dicuntur).

C’est un fait surprenant et très significatif. Ce n’est pas par hasard si le même et unique mot est également utilisé dans d’autres langages pour dire “mon cher ami” et “les haricots sont chers” (meu caro amigo et feijão está caro ; my dear friend et beans are too dear).

L’esprit médiéval réaliste ne trouve rien de choquant à ce que le terme “charité”, choisi pour désigner l’amour de Dieu (et l’amour du prochain pour l’amour de Dieu), soit le mot pré-chrétien associé à l’argent et au prix ; la charité, l’amour pour l’aimé – Thomas d’Aquin insiste – montre que ce que nous considérons d’un grand prix (une chose, un objet) est très cher : Caritas dicitur, eo quod sub inaestimabili pretio, quasi carissimam rem, ponat amatum caritas (In III Sent. d.27, q.2, a.1, ag7).

Aussi, lorsque nous disons “mon cher ami” ou “mon cher Tom”, nous usons de métaphores sur le prix, sur la valeur, sur l’estimation d’où nous déduisons notre appréciation.

Sur le même registre, une formule de courtoisie arabe, dans la réponse à un ami lui annonçant qu’il va lui demander quelque chose : Anta gally wa talibuka rakhiz (vous êtes cher [à mes yeux] et votre demande de peu de prix).

Nous souvenant que le Christ compare le Royaume des Cieux à un trésor qu’un homme découvre dans un champs ou à un marchand qui cherche des pierres précieuses et doit vendre tout ce qu’il possède pour les acquérir, nous ne sommes pas surpris d’utiliser le mot “charité” pour désigner le bien apprécié.

Félicitation

Regardons maintenant une autre situation de la vie quotidienne, les félicitations, et revenons au sens original des formules utilisées. Attachés aux pratiques médiévales, nous ferons attention à l’étymologie de ces expressions.

Lorsque nous dépassons l’aspect conventionnel de formules, comme par exemple “Félicitations !” (et ses équivalents en d’autres langues, le portugais Parabéns !, l’espagnol Enhorabuena !, l’italien Auguri !, etc.), nous voyons qu’elles contiennent des indications différentes et complémentaires sur le mystère de l’être et sur le cœur humain.

Que signifient vraiment de telles formules ? qu’exprimons nous vraiment en disant “félicitations”, Parabéns !, etc. ? Chacune possède en elle-même un sens profond, quelque chose d’ “invisible à l’œil nu”.

Commençons avec la formule castillane Enhorabuena!, littérallement “à la bonne heure”. Enhorabuena indique qu’une certaine trajectoire (de longues années d’étude finalement couronnées par un diplôme, un dur travail de lancement d’une entreprise qui porte enfin des fruits, etc.) aboutit à sa conclusion et voici l’heure (tant attendue) des félicitations : Enhorabuena !

C’est précisément le fait qu’elle soit l’heure de l’achèvement qui la rend si précieuse ! L’antique sagesse parle de “l’heure de quelqu’un”, de “bonne heure” et d’ «mauvaise heure”. Mais la “bonne heure”, la “meilleure heure”, paraît avec l’arrivée d’une conclusion, l’achèvement d’un travail, l’arrivée à une destination, l’heure marquant une fin préférable à celle du début : “Melior est finis quam principium” comme le dit l’Ecclésiaste (7,8) dans la Bible.

La formule anglaise “congratulations !” – et celle similaire en allemand ou en d’autres langues – exprime la joie partagée pour la bonne fortune de quelqu’un : on le congratule pour participer à son bonheur. Ce partage est suggéré par la forme déponente (la voix moyenne) des verbes latins gratulor et congratulor. Cette forme indique que l’action décrite dans le verbe n’est ni active ni passive, mais s’exerce par le sujet et retombe sur lui, ou dans le cas de congratulations, la joie que l’on manifeste en félicitant une personne, est aussi pleinement notre joie …

Marbruk ! en arabe met l’accent sur la bénédiction du don pour lequel nous félicitons quelqu’un.

Avec l’étonnante expression portugaise Parabéns!, c’est précisément ce que nous voulons signifier : le but atteint doit servir au bien (parabéns veut dire “pour ce qui est bon”) ; dès lors qu’un objectif est obtenu (le don de la vie, l’argent accordé avec un diplôme) il peut évidemment être utilisé pour le bien comme pour le mal.

Auguri, auguri tanti ! en Italien, prévoit que le bien célébré est comme l’augure de plus grands biens à venir

Profonde sympathie – Pesame

“Ecrasé de tristesse …”, dit un chant de Paulinho da Viola, le “Prince de la Samba”. La tristesse – c’est évident – est un fardeau. Et pour supporter le poids de la peine ou des pleurs, rien n’est préférable, nous dit Thomas d’Aquin, que l’aide des amis : “car la tristesse est comme un lourd fardeau dont la charge est allégée lorsqu’elle est partagée, par exemple par la présence d’amis.” [10]

Voyons maintenant pourquoi Condoléances (condolere – souffrir, pleurer avec) s’exprime (en Portugais et en Castillan) par “pêsames”, de “peso” (poids), de sorte que “pêsames” signifie littéralement “pesa – moi”, “je vais t’aider à porter le poids de ta tristesse”.

Pardonne moi

Perdonare” (pardonner), est une expression du Latin tardif, et ne se rencontre pas dans les écrits de Thomas d’Aquin. Le terme équivalent qu’il untilise est parcere. Nous découvrons cependant chez lui les explication de l’étymologie des formules modernes : perdoar (Port.), perdonar (Cast.), perdonare (Ital.), forgive (Angl.), etc.

Définissant la signification du préfixe latin per, l’ Oxford English Dictionary écrit : “Toltalement,, parfaitement, extrèmement, très : avec adjs. Et advs., comme peracutus très aiguisé, perdiligens très diligent, perfervidus, très fervent”.

Ainsi, “perdonare” apparaît comme le superlatif de donare (donner), également en Anglais et en Allemand : forgive et vorgeben.

Quelle est la pensée de Thomas d’Aquin en lien avec ce thème du pardon , et comment le relie-t-il au don maximum ? Sa pensée est influencée par des données bibliques et liturgiques. Thomas est marqué par la prière – qu’il cite souvent [11] – de l’Office du 10ème dimanche après la Pentecôte (26ème dimanche du temps ordinaire dans le nouveau calendrier), qui dit : “Deus qui omnipotentiam tuam parcendo maxime manifestas” (Mon Dieu, vous manifestez votre toute puissance principalement en pardonnant …). Il affirme que le pardon de Dieu est d’une puissance supérieure à celle de créer le Ciel et la Terre (Iia Iiae, 113, 9, sc).

Et la traduction latine de l’Epitre aux Ephésiens (4,32) dit : “… soyez bons et donnez-vous les uns les autres comme Dieu vous a donné dans le Christ) [12]

En II Cor 2,10, “A qui vous donnerez, je vous donnerai aussi, et ce que j’ai donné etc.” [13] . Saint Thomas n’a aucune hésitation en la matière : donner, avant tout, ce n’est pas offrir de l’argent, du temps, ou d’autre chose, c’est pardonner [14] . Et de conclure avec son laconisme habituel, par de significatif  id estDonate, id est parcite” (Super II ad Cor. cp 12, lc 4) et “Donantes, id est parcentes” (Super ad coloss. cp 3 lc 3).



[1] ."Nisi enim nomen scieris, cognitio rerum perit" (Et. 1, 7,1) et " Nam dum videris unde ortum est nomen, citius vim eis intellegis" (Et. 1,29,2).

[2] Cf le chapitre "Memory and Education" dans  Interfaces, São Paulo, Hottopos, 1997, p. 91 et sq.

[3] "Quia enim nos non possumus omnes nostras conceptiones uno verbo exprimere, ideo oportet quod plura verba imperfecta formemus, per quae divisim exprimamus omnia, quae in scientia nostra sunt" (Super Ev. Io. Cp 1, lc1).

[4] "Et quia essentialia principia sunt nobis ignota, frequenter ponimus in definitionibus aliquid accidentale, ad significandum aliquid essentiale" (In I Sent. ds25 q 1, a 1, r 8).

[5] "Diversae linguae habent diversum modum loquendi" (I, 39, 3 ad 2).

[6] Oxford English Dictionnary, 2nd. ed. sur CD-Rom, 1994

[7] Séneque, aussi – cité par Thomas d’Aquin, II-II, 106, 3 ad 4 – dit qu’il peut n’y avoir aucune gratitude lorsque ce qui est dû n’est pas dépassé, "ultra debitum". "vous n’avez fait que votre devoir" ("Ministerium tuum est") et d’autres expressions similaires, sont, comme on le voit,, de très anciennes formules ...

[8] "Est gravissimum inter species ingratitudinis, cum scilicet homo beneficium non recognoscit" (In II Sent. d.22 q.2 a.2 r.1).

[9] "Quia dum morbum non cognoscit, medicinam non quaerit", ibidem

[10] "Quod tristitia est sicut onus grave quod quanto plures transsumunt fit levius ad portandum et sic presentia amici delectabilis" (Tabula libri Ethicorum, cpt).

[11] Par exemple en  II-II, 113 9, sc et In IV Sent. d.46, q.2, a.1, cag1

[12] "Estote autem invicem benigni misericordes donantes invicem sicut et Deus in Christo donavit nobis".

[13] "Cui autem aliquid donatis et ego nam et ego quod donavi si quid donavi propter vos in persona Christi".

[14] " Donner signifie ici pardonner..." (Super II ad Cor. cp 12, lc 4).